95min.

"Utilité et inutilité du travail - The Revolt of the Caring Classes" par David Graeber

Conversation avec Philippe Descola

Description

Mouvement "Occupy", "Bullshit Jobs", “féodalisme managérial”, valeur sociale... Autant de notions que David Graeber décortique dans cette conférence-conversation avec Philippe Descola.

Extraits de la Conférence

“J’ai été particulièrement frappé par l’étude de la page tumblr Nous sommes les 99 %, créée dans les premiers jours du mouvement Occupy, où les sympathisants trop occupés à travailler pour y participer pouvaient exprimer leur soutien en brandissant des pancartes manuscrites décrivant leur situation, et terminant par la phrase ”Je suis les 99 %". Il y en avait plusieurs milliers et j’ai passé un après-midi à lire systématiquement chacun d’entre eux. La deuxième chose à m’avoir frappé était de découvrir que, non seulement 75 à 80 % des participants étaient des femmes, mais que la grande majorité d’entre elles étaient issues de l’enseignement, de la santé, des services sociaux ou d’un domaine qui implique directement les autres ou l’aide aux autres. Les plaintes exprimées étaient étonnamment les mêmes, à savoir que si l’on insiste pour poursuivre une carrière qui permet de s’occuper des autres, que l’on considère socialement utile, ou socialement non-destructrice, on est inévitablement peu rémunéré et laissé dans un tel état d’endettement qu’on ne peut même pas s’occuper de sa propre famille. C’est ainsi que j’ai d’abord pensé à Occupy comme une “révolte de la classe ouvrière ” – mais en réalité celle-ci ouvre une série de questions capitales sur l’organisation évolutive du capitalisme, la nature changeante du travail et les hypothèses sur leur valeur ainsi que la composition de la population active.


[…] Ma recherche sur la moralité de la dette (Dette : 5 000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2013), comme celle sur les formes contemporaines du travail, se voulait essentiellement une intervention politique : essayer de comprendre les forces et les faiblesses de l’adversaire. Ce que j’ai découvert, c’est qu’au cours du 20e siècle, la plupart des gens vivant dans des pays développés ont vraiment intériorisé la moralité du travail, c’est-à-dire qu’une personne qui ne travaille pas autant qu’elle le pourrait dans un domaine qu’elle n’apprécie pas beaucoup, de préférence sous la supervision d’un chef exigeant, d’une façon ou d’une autre, n’est pas vraiment une personne morale complète, et ne mérite probablement pas l’appui de sa communauté. Cette impulsion très morale avait produit une situation perverse et paradoxale où d’énormes pourcentages de la main-d’œuvre étaient convaincus qu’ils étaient employés à ne rien faire et que si leur emploi disparaissait, cela ne ferait absolument aucune différence.

 

[…] Les raisons de l’augmentation du nombre des Bullshit Jobs sont complexes, mais semblent directement liées à la financiarisation. J’ai moi-même inventé le terme “féodalisme managérial” pour désigner la multiplication sans fin des niveaux intermédiaires de l’administration. Cette expression concerne par exemple l’augmentation spectaculaire du personnel administratif dans les universités car la réorganisation de l’éducation pour des raisons institutionnelles a largement provoqué un transfert du pouvoir à une nouvelle classe de faux administrateurs, lesquels insistent immédiatement pour que chacun commande une petite armée de subordonnés pour marquer leur statut. Mais elle s’applique aussi à la création de nouvelles couches de fonctionnaires dans la hiérarchie intermédiaire des entreprises, ou bien des industries créatives (producteurs, conservateurs, etc.) dont les principaux métiers semblent souvent obliger les producteurs actuels à consacrer une part croissante de leur temps à des rituels de marketing interne.

 

Ce qui m’étonne dans mes propres recherches, c’est l’intensité de la misère et de la souffrance sociale que ces emplois créent – une souffrance d’autant plus aiguë qu’il n’y a pratiquement aucune façon acceptable d’en parler. Cela soulève aussi des questions très intéressantes sur les théories populaires de la valeur sociale puisque, bien entendu, pour un travailleur, croire que sa position administrative, bien rémunérée, ne vaut rien sur le plan social, signifie qu’il croit qu’il existe une norme pour mesurer la valeur autre que la dictature du marché. En fait, non seulement l’évaluation par le marché de la valeur des différentes formes de travail ne correspond pas aux conceptions populaires de ce qu’elles apportent réellement à la société, mais il semble y avoir une relation inverse : à quelques exceptions près, le principe semble être que plus un travail est considéré comme socialement utile, plus il est reconnu comme utile aux autres, moins on est susceptible d’en tirer profit. Je tiens à souligner qu’il ne s’agit pas simplement d’un effet de l’offre et de la demande en tant qu’économistes – même si l’instinct initial des économistes, ou de ceux qui croient que notre société est réellement gouvernée par une logique de marché, serait de dire que ça doit l’être. Par exemple, à l’heure actuelle et depuis quelques années, les États-Unis connaissent une pénurie aiguë d’infirmières qualifiées et une surabondance de diplômés en droit. Pourtant, les salaires relatifs des infirmières et des avocats d’entreprise demeurent inchangés. Il est clair que les vraies raisons du prix du travail, comme du prix de la plupart des choses en fait, ont peu à voir avec les forces du marché, et beaucoup à voir avec diverses formes de pouvoir institutionnel. Mais ce sur quoi je veux vraiment attirer votre attention ici – ce qui est vraiment remarquable – c’est la mesure dans laquelle les gens semblent penser que c’est exactement ce qui devrait être. L’exemple le plus éloquent est sans doute celui des attitudes à l’égard des enseignants du primaire ou du secondaire qui, dit-on souvent, ne devraient pas être payés trop généreusement, car, après tout, "nous ne voudrions pas que des gens motivés principalement par l’argent enseignent à nos enfants". Mais cette vision semble s’étendre de façon plus globale : les employeurs n’estiment pas seulement que, s’il existe une tâche que quelqu’un pourrait faire pour une raison autre que l’argent (par exemple, le travail de traduction ou de conception graphique), ils devraient vraiment trouver un moyen de la faire faire gratuitement, mais aussi que ceux qui aiment leur travail, ou à qui cela fait plaisir de savoir qu’ils aident les autres, ne devraient pas être payés, ou du moins pas tant que ça, et que ce sont donc seulement ceux qui travaillent pour l’argent qui méritent une somme considérable.

 

C’est presque comme si le vieux dicton stoïcien Ipsa quidem virtus pretium sibi c’est-à-dire que la vertu est (ou devrait être) sa propre récompense, était devenu un principe directeur de notre vie économique."

 

Biographie

David Graeber est un anthropologue de stature internationale, professeur à la London School of Economics et auteur de travaux influents sur la théorie de la valeur, l’évolution à long terme des inégalités sociales et l’étude comparative des racines du pouvoir politique. Il emploie aussi son savoir anthropologique à une critique radicale du capitalisme contemporain. Sa conférence intitulée Utilité et inutilité du travail - The Revolt of the caring classes défend, en particulier, la thèse selon laquelle les métiers utiles sont souvent mal payés et peu considérés, alors que les emplois liés aux échelons supérieurs de la bureaucratie sont fortement rémunérés, y compris quand leur utilité peut être remise en question.

Formé à l’université de Chicago, il a mené des recherches sur Madagascar tout en élaborant une ethnographie de l'action directe et de l'anarchisme. Il fut chargé de cours d'anthropologie à l'université Yale jusqu'en juin 2007.

David Graeber est l'auteur de nombreux ouvrages et est davantage connu du grand public pour avoir été l'une des premières personnalités à s'impliquer dans le mouvement Occupy Wall Street ainsi que pour son article paru en 2013 sur les Bullshit Jobs dans la revue Strike!

Fiche technique et artistique

  • Réalisateur : Collège de France
  • Producteur : Collège de France
  • Année : 2018
  • Nationalité : France

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